Le Point N°1747
 

Primatologie


Frans de Waal : « ce singe qui est en nous »

Vous sentez-vous plutôt chimpanzé ou plutôt bonobo ? Dans son nouveau livre, le célèbre primatologue met en lumière les comportements qui nous rapprochent de ces deux espèces.

Propos recueillis par Olivier Postel-Vinay

Le Point : Les chimpanzés et les bonobos sont les deux espèces les plus proches de l'homme. Sommes-nous plus proches de l'une que de l'autre ?

Frans de Waal : Beaucoup de gens aimeraient que nous soyons plus proches des bonobos, parce que ces élégants cousins des chimpanzés semblent appliquer à la lettre le slogan « Faites l'amour, pas la guerre ». En réalité, nous sommes à égale distance des uns et des autres sur l'arbre de l'évolution. Quand on observe les comportements, nous sommes à certains égards très proches des bonobos, à d'autres très proches des chimpanzés.

En quoi sommes-nous plus proches des bonobos ?

La force du lien entre les femelles, par exemple. C'est un trait commun à nos deux sociétés, alors que ce lien est très peu développé chez les chimpanzés. En fait, la société bonobo est même dominée par les femelles. On ne peut en dire autant des sociétés humaines, mais les femmes y exercent un rôle déterminant. Le fait qu'une espèce voisine de la nôtre ait évolué vers la domination féminine révèle un potentiel de notre lignée. Un autre trait commun est la place donnée à la sexualité non reproductive. Je pense que les trois quarts de l'activité sexuelle des bonobos n'ont rien à voir avec la reproduction.

Diriez-vous que la proportion est la même dans notre espèce ?

Je n'en sais rien, mais j'observe que cela fait débat. L'Eglise et nombre de conservateurs pensent que le sexe devrait être réservé à la reproduction. Je crois utile de souligner qu'il existe dans notre lignée une espèce chez laquelle la sexualité est utilisée pour renforcer le lien social. Je pense qu'il en est de même chez nous, même si nous le pratiquons à une moindre échelle. Vous, les Français, avez cette jolie expression : la « réconciliation sur l'oreiller ». Les bonobos s'y adonnent presque tout le temps, y compris avec des individus du même sexe.

L'Eglise apprécierait peut-être davantage l'étonnante faculté d'empathie que vous leur reconnaissez...

Je pense que le bonobo est, de tous les grands singes, le plus capable de se mettre à la place d'autrui et d'exploiter cette faculté pour venir en aide. Deux exemples. Au zoo de San Diego, les gardiens avaient vidé et nettoyé la douve. Ils s'apprêtaient à l'inonder à nouveau quand un vieux mâle vint frénétiquement crier et gesticuler à leur fenêtre. Il y avait des jeunes qui jouaient au fond de la douve et qui risquaient de se noyer. Les gardiens leur fournirent une échelle. Tous purent monter, sauf le plus jeune, que le vieux bonobo alla chercher lui-même. Dans un autre zoo, un étourneau tomba après s'être cogné contre une vitre. Une femelle le prit délicatement, tenta de le remettre sur pied. Comme l'oiseau se contentait de battre des ailes, elle monta en haut du plus grand arbre, n'utilisant que ses jambes, car les mains tenaient l'oiseau. Elle en écarta soigneusement les ailes et le lança, comme un avion en papier. Il retomba sur la rive de la douve, où la femelle bonobo le protégea jusqu'à son envol, dans la soirée.

L'altruisme n'est donc pas le propre de l'homme ?

Le « propre de l'homme ». Encore une jolie expression française, qui n'a pas son équivalent en anglais. Depuis bien longtemps on cherche à identifier la différence essentielle entre l'animal et l'humain. Mais elle ne cesse de nous échapper. Bien que le sujet reste controversé, l'empathie dont sont capables les bonobos démontre à mes yeux l'existence d'une continuité entre la morale des grands singes et celle des humains. Homo sapiens n'est pas le seul animal moral.

En quoi sommes-nous plus proches des chimpanzés ?

La ressemblance la plus frappante est du côté des mâles. Ils sont en compétition intense pour l'accès au pouvoir et aux femelles. Mais en même temps ils ne cessent de nouer des liens entre eux. Dans une grande entreprise, vous voyez les hommes se livrer une compétition acharnée pour les postes, les rémunérations, les clients. Mais vous les voyez aussi former des clans, des coalitions. Et, dès que l'extérieur est en cause, ils font bloc. Sans quoi l'entreprise risque de sombrer. Il en va de même chez les chimpanzés. Ils doivent défendre leur territoire contre les autres communautés de chimpanzés. S'ils ne le font pas, ils se font tuer. Donc ils se soudent. Dans la compétition interne à leur communauté, ils sont foncièrement opportunistes. Les ennemis d'un jour se réconcilient et vont chasser ensemble le lendemain.

Le mâle bonobo ressemble donc moins au mâle humain ?

Beaucoup moins. Il agit plus pour son compte. Il reste aussi dépendant de sa mère, qui veille à le faire monter dans la hiérarchie tout en partageant la réalité du pouvoir avec les autres mères. Le mâle chimpanzé est un bien meilleur modèle du mâle humain. Il offre toute la palette des comportements liés à la domination masculine : luttes pour le pouvoir, coopération à la chasse et à la guerre, agressivité physique (y compris à l'égard des femelles), xénophobie...

La femelle chimpanzé a-t-elle des points communs avec la femme ?

Moins que la femelle bonobo, car elle vit la plupart du temps seule avec ses enfants dans la forêt, le plus possible à l'abri des mâles. Elle ne noue donc pas d'alliance efficace avec d'autres femelles.

Pourtant, vous avez décrit des scènes frappantes où des femelles chimpanzés parviennent à faire cesser des querelles entre mâles. Comment font-elles ?

C'est un comportement qui s'observe en captivité, mais pas sur le terrain. En captivité, on les voit même ôter les armes des mains des combattants et les amener à une véritable réconciliation. C'est d'ailleurs un point intéressant : les femelles chimpanzés sont plus douées pour faire la paix entre mâles que pour faire la paix entre elles.

La jalousie masculine est-elle décelable sur le terrain ?

Elle est omniprésente. Le mâle alpha ne tolère pas que d'autres mâles entreprennent une femelle dans son champ de vision. Dans le monde animal, la jalousie des femelles n'existe que dans les espèces où se forment des couples durables. On le voit chez les humains et les oiseaux, mais guère chez les chimpanzés ou les bonobos, espèces chez lesquelles la femelle n'investit pas longtemps dans un mâle en particulier.

Vous écrivez qu'en fait de relations sociales les grands singes donnent l'impression d'être aussi intelligents que nous. Pourtant, leur cerveau est beaucoup plus petit ...

Trois fois plus petit. Mais, dans le domaine des émotions de base et des rapports quotidiens, je ne crois pas que nous soyons beaucoup plus intelligents. La complexité des relations sociales entre chimpanzés vaut à peu près celle qu'on trouve dans une société humaine. Si notre société est plus complexe, c'est que nous avons créé des institutions et instauré une division des rôles.

Où se trouve la principale ligne de partage entre eux et nous ?

Dans les facultés nouvelles développées par notre gros cerveau : le langage parlé, l'abstraction, la faculté de se projeter dans le temps. Et dans l'intelligence technique que ces facultés ont générée. Mais la ligne de partage n'est pas nette. Les grands singes ont développé des outils. Il est possible de leur enseigner l'usage de symboles.

Et la famille nucléaire ? N'est-ce pas notre invention ?

Je ne pense pas que nous l'ayons inventée. Mère Nature nous y a conduits. Mais c'est bien une autre différence essentielle. La clé de cet arrangement fut sans doute le rôle croissant du mâle dans le soin apporté aux enfants. Les femelles chimpanzés et bonobos ont un enfant tous les cinq ou six ans. Ce temps est divisé par deux chez la femme. Quand nous sommes sortis de la forêt, nous étions très vulnérables. Il y avait beaucoup de grands prédateurs. Une femelle encombrée de deux enfants était une proie facile. Ce fut probablement le début d'un rapprochement entre mâles et femelles, pour la sauvegarde des enfants. Or, pour obtenir la coopération d'un mâle, il fallait lui donner des assurances quant à sa paternité. La famille nucléaire était en germe.

Les ancêtres des femmes auraient-elles joué un rôle décisif dans cette évolution ?

C'est bien possible. Si j'avais été une femme, c'est ce que j'aurais fait : trouver les moyens de m'assurer la protection d'un mâle, et de bien le choisir. Nous, les primatologues et les biologistes, regrettons parfois la tendance des anthropologues à mettre l'accent sur le rôle du mâle dans l'évolution. Il n'y a aucune raison de penser que celui de la femelle ait été moindre. Cruciale pour l'évolution, la reproduction concerne les deux sexes

En Afrique tropicale

Les chimpanzés habitent les forêts tropicales africaines depuis la Guinée à l'ouest jusqu'au nord du fleuve Zaïre et au lac Tanganyika. Les bonobos habitent au sud de la grande boucle formée par le Zaïre. Ils ressemblent aux chimpanzés mais sont un peu plus petits. Ils sont l'espèce la plus menacée

Frans de Waal

Né en 1948, le Néerlandais Frans de Waal est installé aux Etats-Unis, au Yerkes Center à Atlanta. Il s'est fait connaître par son étude sur la dynamique du pouvoir chez les chimpanzés (« La politique du chimpanzé », 1984). Il n'a cessé depuis lors d'approfondir ses observations et analyses sur les grands singes, cherchant à identifier les traits de similitude et de divergence avec l'espèce humaine. Son dernier livre, « Le singe en nous », est publié chez Fayard (338 pages, 20