Critique
L'homme, un animal comme les autres
LE MONDE | 13.03.06 | 14h19  •  Mis à jour le 13.03.06 | 14h19

Le 16 août 1996, une femelle gorille nommée Binti vola au secours d'un enfant de 3 ans qui avait fait une chute de près de 6 mètres dans l'enclos des primates du Brookfield Zoo, à Chicago. Saisi par une vidéo, le sauvetage fit le tour du monde. Ce fut la première fois dans l'histoire des Etats-Unis, note Frans de Waal, qu'un grand singe eut sa place dans les discours des ténors de la politique.

"Binti n'avait absolument rien fait d'extraordinaire, du moins rien qu'un grand singe n'eût fait pour un jeune de sa propre espèce", ajoute ce primatologue internationalement reconnu, pour qui le fait que ce comportement ait sidéré les humains en dit long sur l'image que nous avons des animaux. S'il n'est guère "dans nos habitudes d'ouvrir les bras à notre nature", il est pourtant grand temps, affirme-t-il dans son dernier ouvrage, de reconnaître ce que notre "humanité" doit à nos cousins anthropoïdes. Et d'admettre que notre psychologie s'inscrit dans le prolongement de la leur, qu'il s'agisse de violence, d'empathie ou même de morale.

Frans de Waal, professeur à l'université Emory d'Atlanta et directeur du Yerkes Primate Center (Etats-Unis), observe depuis près de trente ans la vie sociale des chimpanzés et des bonobos, nos plus proches parents sur l'échelle de l'évolution. Deux espèces quasiment identiques au plan génétique, mais aussi différentes, par leur comportement, que le jour et la nuit. Les premiers, bourrus, brutaux et ambitieux, s'imposent par leur agressivité. Les seconds, étudiés depuis peu, sont dotés d'un solide appétit sexuel, pacifiques et doués de compassion. Deux miroirs complémentaires dans lesquels nous avons désormais la possibilité de voir notre reflet, tel un Janus dont chacun des visages regarderait dans une direction opposée.

Si l'auteur s'était contenté de dresser un panorama des recherches menées ces dernières décennies sur nos cousins à quatre mains, son livre aurait déjà été intéressant. Il utilise cette connaissance pour aborder les problèmes de nos propres sociétés, et sa réflexion devient passionnante. Elle s'inscrit résolument en faux contre les théories de l'exception humaine, que celles-ci fassent de l'homme une espèce destinée à dépasser son animalité ou qu'elles le présentent comme une aberration de la nature.

Oublions donc les comportements innés : de ces primates qui parlent de nous, le plus important n'est pas ce qu'ils révèlent de nos composantes instinctuelles. "Compte tenu de la lenteur de leur développement - ils atteignent l'âge adulte vers 16 ans - et de leurs amples capacités d'apprentissage, ils ne tablent pas beaucoup plus que nous sur l'instinct", affirme Frans de Waal. "Ce que nous comparons, c'est la façon dont les humains et les singes négocient les problèmes en combinant tendances naturelles, intelligence et expérience vécue", ajoute-t-il.

De la haine ou de l'amour, qu'est-ce qui nous décrit le mieux ? Quelle est la condition de notre survie, la compétition ou la coopération ? Nous sommes sensibles aux intérêts collectifs, mais pas au point de renoncer aux intérêts individuels, comme en témoigne la chute du communisme ou l'engouement qu'a connu le darwinisme social. Quant au capitalisme absolu, il pourrait bien, lui aussi, se révéler éphémère s'il élève le bien-être matériel de quelques-uns aux dépens de tous les autres, niant ainsi notre nature coopérative.

"Plus méthodiques dans notre brutalité que les chimpanzés et plus empathiques que les bonobos, nous sommes de loin le grand singe bipolaire par excellence", conclut le primatologue. L'homme, un singe parmi d'autres ? Nombre de philosophes et de biologistes, à n'en pas douter, contesteront cette thèse. Mais celle-ci, solidement étayée, ne peut guère laisser indifférent.


LE SINGE EN NOUS de Frans de Waal. Fayard, 326 pages, 20 €.


Catherine Vincent
Article paru dans l'édition du 14.03.06