Sciences

Nous sommes tous des singes
GUY DUPLAT

Mis en ligne le 27/05/2006
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La question de la frontière entre l'animal et nous est devenue très actuelle.
Frans de Waal est un spécialiste des grands singes. Dans «Le singe en nous», il explique les liens entre les comportements des bonobos, des chimpanzés et les nôtres.

RENCONTRE

Vendredi, sous une pluie battante. Les bonobos du parc de Planckendael ont été rentrés dans leur cage où ils somnolent en s'occupant des bébés nés ces derniers mois. À leur côté, Frans de Waal, le célèbre primatologue, qui dans son nouvel ouvrage - capital -, «Le singe en nous», démontre que «nous ne descendons pas du singe mais nous sommes des singes». Les gorilles, les orangs-outangs et, surtout, les chimpanzés et les bonobos apparaissent comme nos proches cousins. Eux, comme nous, descendent d'un ancêtre commun qui vécut, il y a 7 ou 8 millions d'années, c'est-à-dire très peu sur l'échelle de l'évolution. Cette ascendance commune donne à nos comportements de sidérantes similitudes. Si personne n'assimile un homme à un singe, il devient très difficile, par contre, de déterminer ce qui, par essence, les différencie. Les grands singes restent pour nous un troublant miroir, le signe flagrant d'un passé commun. Le fait est d'autant plus important que ces grands singes sont menacés d'extermination et que, bientôt peut-être, toutes traces de ces si proches cousins auront disparu et qu'il deviendra impossible d'étudier, chez eux, l'origine de nos propres comportements.

Les hommes sont un mélange, dites-vous, de chimpanzés et de bonobos.

L'homme peut aller beaucoup plus loin que les grands singes dans le mal comme dans le bien, dans les génocides comme dans les droits de l'homme, mais il est vrai que nous trouvons chez nous, cette bipolarité entre notre côté chimpanzés (réputés pour leur agressivité et leurs luttes pour le pouvoir) et notre côté bonobos (célèbres pour leur pacifisme, l'égalité femelle/mâle, et pour l'utilisation frénétique des rapports sexuels pour apaiser les conflits).

Vous comparez de manière stupéfiante les comportements de ces grands primates et ceux des hommes.

Prenez l'exemple de la politique des alliances chez les chimpanzés qui se liguent et empêchent que les membres frayent avec d'autres. J'ai été consultant dans le business et on y retrouvait exactement les mêmes comportements chez des managers qui interdisaient que leur équipe ait des contacts avec d'autres.

Vous comparez aussi les systèmes familiaux.

Chez les chimpanzés, le mâle tue les enfants de sa femelle s'ils sont issus d'un autre mâle, ce qui augmente la fertilité de la femelle et donne au mâle plus de chance de reproduire ses propres gènes. Chez les bonobos, comme les femelles ont des relations sexuelles avec tout le monde, la question de la paternité devient floue et l'infanticide est ainsi évité. Chez les hommes, on a inventé le couple où le mâle et la femelle s'occupent à deux du petit. Grâce à cela, les femelles humaines peuvent avoir bien plus souvent des enfants alors que chez les bonobos ou les chimpanzés, les femelles doivent s'occuper pendant cinq ans d'un bébé avant de pouvoir engendrer à nouveau. C'est grâce à cette différence que l'homme a pu peupler toute la terre et pas grâce à son intelligence comme on le dit souvent.

Entre chimpanzés, bonobos et hommes, les différences génétiques sont minimes, mais les comportements sont très différents.

Une petite différence génétique peut susciter des comportements radicalement différents. Un simple petit changement hormonal, agissant sur les seins et la lactation, a bouleversé les femelles bonobos par rapport aux chimpanzés. Et comme de plus les bonobos ont pu se développer dans une forêt riche et sans gorilles contrairement aux chimpanzés, on peut ainsi expliquer la différence entre ces espèces. La différence avec l'homme ne porte que sur 1,5 pc du matériel génétique: c'est très peu. Nous en sommes surpris, mais vu de loin dans l'échelle de l'évolution, les différences générales entre les grands singes et nous, sont effectivement faibles. Cependant, de petites différences peuvent avoir de grandes conséquences, car certains gènes sont des supergènes qui peuvent réguler le reste du matériel génétique autrement.

Qu'est-ce qui différencie alors le singe de l'homme? On vient de déterminer que l'embranchement entre singe et homme pourrait être bien plus récent, on parle de 4 millions d'années d'ici seulement.

Cela reste hypothétique mais il semble qu'il y ait eu une longue période d'hybridation où les pré-singes et les pré-hommes pouvaient se mélanger. Peut-être est-ce d'ailleurs encore possible aujourd'hui comme entre un tigre et un lion? Les différences sont bien entendu grandes: nous marchons sur deux jambes, nos pieds sont différents, nos cerveaux sont trois fois plus grands, nous avons surtout le langage. Mais tout est affaire de quantité plus que de différence fondamentale. Qu'on étudie la culture, le sens moral, la langue, les systèmes politiques, on voit que les singes comme les hommes en sont pourvus, mais bien moins que les hommes.

Le gouvernement espagnol vient de reconnaître des droits aux grands singes, comme il y a des droits de l'homme.

C'est un peu facile pour des pays qui n'ont pas de grands singes de leur donner des droits. J'aurais préféré que l'Espagne donne des droits à ses taureaux! Je n'aime pas l'idée de donner des droits aux animaux car cela devrait alors aller de pair avec des devoirs et des responsabilités comme de travailler. Mais bien sûr, il faut les protéger. Il n'y a ainsi plus que 10.000 bonobos au Congo et ils sont menacés. S'ils disparaissent, c'est un chaînon essentiel entre nous et le monde animal qui disparaîtrait. Pendant des milliers d'années et parce qu'il n'avait pas de primates sur son territoire, l'Occident a construit une culture sur la différence radicale avec les animaux. Mais dans d'autres régions du globe comme en Asie, où il y avait des grands singes, on raisonnait autrement et l'âme peut se réincarner dans un animal. La coupure entre l'homme et les animaux n'y est pas aussi extrême. Chez nous, Linné avait voulu placer les grands singes dans le genre homo, mais il n'a pas osé à cause de l'Eglise.

Vous faites des recherches sur l'empathie chez les animaux.

Les universitaires français sont cartésiens et nient que les animaux puissent avoir des émotions, alors que n'importe quel propriétaire de chien dit le contraire! Mes beaux-parents avaient un perroquet qu'ils ont laissé chez des amis pendant un mois. À leur retour, le perroquet leur tournait systématiquement le dos et refusait de leur parler.

«Le singe en nous», par Frans de Waal, chez Fayard, 324 pp., env.: 20 €

© La Libre Belgique 2006

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