11/03/2010 à 00h00

«L’empathie caractérise tous les mammifères»

Interview

Singe, homme, morale par Frans de Waal

Par NATALIE LEVISALLES

Dans le monde des singes et de ceux qui les étudient (les primatologues), Frans de Waal occupe une place particulière. D’abord, c’est un homme dans un monde de femmes, ou presque. Jane Goodall et ses chimpanzés, Dian Fossey et ses gorilles, Shirley Strum et ses babouins… Ensuite, plus que les autres, Frans de Waal est un théoricien. Livre après livre (la Politique du chimpanzé, De la réconciliation chez les primates, Bonobos : le bonheur d’être singe…), il est allé bien au-delà des observations de terrain. C’est lui qui a longuement et malicieusement décrit les relations complexes, subtiles et troublantes des bonobos, ces singes qui font l’amour au lieu de faire la guerre, à toute heure de la journée et à toutes sortes de partenaires. C’est aussi lui qui a sans cesse comparé les comportements, les alliances, les sentiments même, des singes avec ceux des hommes.

En 1842, revenant du zoo de Londres, la reine Victoria avait déclaré : «L’orang-outan est trop merveilleux… Il est horriblement, douloureusement et désagréablement humain.» L’homme est un singe comme un autre, que cela nous ravisse ou nous horrifie, nous l’avons toujours vaguement su. Les livres de Frans de Waal nous le rappellent tous, mais cette fois plus directement encore, puisque l’Age de l’empathie est explicitement annoncé comme un livre sur les sociétés humaines.

Partant des notions d’empathie et de sens de l’équité, sentiments que, montre-t-il, nous ne sommes pas la seule espèce à éprouver, il s’interroge sur la nature humaine et ses relations avec la société. A un moment, il cite la phrase : «Suis-je le gardien de mon frère ?» Voici la citation complète : «L’Eternel dit à Caïn : où est ton frère Abel ? Il répondit : je ne sais pas, suis-je le gardien de mo n frère ?» (Genèse 4 ;9). La référence indique que de Waal n’est pas seulement un primatologue, mais aussi un protestant néerlandais vivant depuis trente ans aux Etats-Unis. C’est de ce regard sur la société qu’est né ce livre. Quant à la question de Caïn, la réponse de Frans de Waal ne fait pas de doute : oui, certainement, chacun d’entre nous devrait être le gardien de son frère.

Nous l’avons rencontré lors de son passage à Paris.

D’où vient cette réflexion sur l’empathie ?

Tout a commencé il y a trente ans, quand j’ai découvert un comportement dit de «consolation», de réconfort, chez les chimpanzés. Après une bagarre, celui qui a perdu est consolé par les autres, ils s’approchent, le prennent dans leurs bras, essaient de le calmer. Dix ans plus tard, j’ai entendu parler du travail de la psychologue Carolyn Zahn-Waxler, qui testait l’empathie chez les enfants. Elle demandait aux parents ou aux frères et sœurs de pleurer ou de faire comme s’ils avaient mal, et les enfants, même très jeunes, 1 ou 2 ans à peine, s’approchaient, touchaient, demandaient comment ça allait. Ce qu’elle décrivait était exactement ce que j’avais appelé le comportement de «consolation» chez les chimpanzés. C’est à partir de ce moment que j’ai commencé à regarder le comportement des chimpanzés, et des singes en général, en me posant la question de l’empathie.

Vous avez testé l’empathie chez les primates ?

Il y a eu des dizaines d’expériences. Je vous citerai celle où des singes refusent d’activer un mécanisme qui leur distribue de la nourriture quand ils réalisent que le système envoie des décharges électriques à leurs compagnons. Leur sensibilité à la souffrance des autres était telle qu’ils ont arrêté de se nourrir pendant douze jours.

Vous affirmez que cela va bien au-delà des singes.

Depuis quelques années, on a en effet des exemples nombreux et troublants : des dauphins qui soutiennent un compagnon blessé pour le faire respirer à la surface, des éléphants qui s’occupent avec beaucoup de délicatesse d’une vieille femelle aveugle… Je pense que l’empathie est apparue dans l’évolution avant l’arrivée des primates : elle est caractéristique de tous les mammifères et elle découle des soins maternels. Lorsque des petits expriment une émotion, qu’ils sont en danger ou qu’ils ont faim, la femelle doit réagir immédiatement, sinon les petits meurent. C’est ainsi que l’empathie a commencé. Ça explique aussi pourquoi l’empathie est une caractéristique plus féminine que masculine.

Vous dites que cette place de l’empathie doit faire changer nos hypothèses sur la nature humaine, qui n’est pas faite que de compétition.

Nous sommes aussi programmés pour être empathiques, pour être en résonance avec les émotions des autres. Cette résonance est une réaction automatique sur laquelle nous avons peu de contrôle. En revanche, nous avons un contrôle sur ce que nous en faisons. On a tendance à dire que, lorsque les humains agissent «bien», c’est à cause de la culture et ou la religion. Et quand ils agissent «mal», on accuse la nature : «nous nous entretuons parce que nous sommes comme des animaux». Je ne suis pas d’accord. La vérité, c’est que les «bons» côtés de la nature humaine, tout comme les «mauvais», nous les partageons avec les autres animaux, pas seulement l’agressivité, mais aussi l’empathie ou l’attachement.

Vous faites une distinction très nette entre empathie et sympathie.

L’empathie, c’est être sensible aux émotions ou à la situation de l’autre. C’est une réaction automatique, qui est très ancienne. En elle-même, l’empathie est neutre. Elle est souvent associée à des comportements positifs, mais elle peut aussi être utilisée à des fins négatives. Par exemple quand des bourreaux savent ce qui est douloureux pour ceux qu’ils torturent. La sympathie a une composante active : on veut aider celui qui est dans la détresse.

Les psychopathes, dites-vous, sont dénués d’empathie.

Il est sûr qu’un psychopathe a toutes les composantes cognitives de l’empathie : il comprend les désirs et les intentions des autres… Mais il est totalement indifférent à ce qui leur arrive. Parmi les gens que Bernard Madoff, l’escroc de Wall Street, a trompés, il y avait des gens qu’il connaissait très bien, des amis. Il avait toutes les aptitudes pour comprendre leur point de vue, sinon il n’aurait pas réussi, mais il y avait sans doute chez lui une déconnexion émotionnelle.

James Blair, un chercheur britannique, a une théorie sur la manière dont on devient psychopathe. Il pense que certains enfants sont dépourvus de cette "résonance" émotionnelle. Quand ils se disputent avec un frère ou une sœur, si l’autre pleure, ils ne sont pas sensibles à son chagrin. En grandissant, ils apprennent qu’ils peuvent obtenir ce qu’ils veulent en frappant leur frère ou en leur prenant un jouet, sans qu’il y ait jamais de conséquences négatives puisqu’ils ne sont pas sensibles à la souffrance des autres.

Ce livre est-il aussi un projet politique ?

Il contient une réflexion sur les sociétés humaines, et la manière dont certains politiques utilisent la biologie pour justifier leurs idées. Beaucoup de conservateurs, surtout aux Etats-Unis, justifient une société extrêmement compétitive en disant que la nature est compétitive et qu’il est bon de vivre dans une société qui imite la nature. C’est une interprétation abusive : oui, la compétition est importante dans la nature mais, on l’a vu, il n’y a pas que ça. Au moment où je finissais le livre, la crise économique a éclaté. C’est intéressant, parce qu’elle est une illustration de ce qui a mal tourné dans cette société si compétitive. Aux Etats-Unis, le raisonnement était : si on laisse faire la «main invisible du marché», une expression d’Adam Smith, tout ira bien. Nous avons vu que la main invisible n’a pas fait grand-chose pour nous aider. Du coup, il y a maintenant aux Etats-Unis une réflexion sur les bases de la société, la nature humaine, la solidarité…

Vous dites qu’il est temps de réhabiliter Adam Smith.

Adam Smith a écrit deux livres. La Richesse des nations, que tous les économistes connaissent. Et Théorie des sentiments moraux, que tous les philosophes connaissent, et où il parle de «sympathie». Il affirmait qu’on ne peut bâtir une société uniquement sur l’activité économique et qu’il faut prendre en compte ce que sont les hommes. C’est lui qui a écrit : il y a dans la nature de l’homme des principes «qui le conduisent à s’intéresser à la fortune des autres et qui lui rendent nécessaire leur bonheur, quoi qu’il n’en tire rien d’autre que le plaisir de les voir heureux».

Une chose est déconcertante dans la politique américaine, c’est la référence continuelle à la biologie et à la religion.

Les conservateurs américains aiment faire référence à l’évolution, mais toujours dans le sens qui les arrange : «nous sommes faits pour la compétition, il y a une lutte pour la survie». Par contre, ils ont beaucoup de problèmes avec la vraie évolution darwinienne, il n’y a qu’à voir le succès du créationnisme.

Quant au Nouveau Testament, ils y font continuellement allusion, tout en ignorant les références à la compassion. Cela dit, il y a maintenant aux Etats-Unis un nouveau mouvement de prédicateurs «alternatifs», qui affirment qu’il est temps de retourner aux sources de la Bible et de mettre l’accent sur la compassion. Par exemple, disent-ils, un système de sécurité sociale qui couvrirait tout le monde, serait une chose chrétienne.

Vous évoquez la réticence des chercheurs à parler des émotions animales : leurs raisons seraient moins scientifiques que religieuses.

La psychologie vient de la philosophie et la philosophie vient de la théologie. Dans les départements de psychologie et de philosophie, il y a toujours eu une forte tendance à mettre l’accent sur la distinction homme/animal. On est tout le temps en train de s’y demander quel est le propre de l’homme. A la différence des biologistes, pour lesquels l’homme est un animal. Pour moi, c’est intéressant de regarder les psychologues : ils essaient toujours de tracer cette ligne de séparation et ils ne sont d’ailleurs jamais contents. Ils ont d’abord dit que la spécificité de l’homme tenait à l’usage des outils, puis à la culture… Au fur et à mesure que leurs arguments tombent, ils en proposent d’autres. Mais je ne pense pas qu’ils trouveront, parce que toutes les grandes capacités, comme la moralité, se divisent en petites capacités, présentes chez les animaux. Dans la morale, il y a de l’empathie, qui existe chez beaucoup d’animaux. Il est peut-être vrai que la morale, telle qu’elle existe chez l’homme, ne sera jamais trouvée chez un autre animal, mais ça ne veut pas dire qu’il n’y en ait pas certains éléments ailleurs. Les différences sont moins absolues que les gens ne le croient.

En parlant des trois religions monothéistes, vous remarquez qu’elles sont nées dans le désert, dans des pays sans singes…

Les religions occidentales sont nées dans le désert. Dans le désert, à quel animal l’être humain peut-il se comparer ? Au chameau ? L’homme et le chameau sont de toute évidence très différents. Il est donc très facile de soutenir que nous sommes complètement différents des animaux, que nous ne sommes pas des animaux, que nous avons une âme et que les animaux n’en ont pas. Quand on lit le folklore de nos sociétés, les fables de La Fontaine par exemple, on y rencontre des renards, des corbeaux, des cigognes, des lapins… mais pas de singes. Alors que les folklores asiatiques sont pleins de gibbons, de macaques… En Inde, en Chine, au Japon, il y a toutes sortes de singes. Le développement des civilisations s’y est fait en compagnie des primates, c’est à cette sorte d’animaux que les Asiatiques se comparent. Du coup, la ligne de séparation n’est jamais très nette. Dans le livre, je raconte que, lorsque, pour la première fois au XIXsiècle, les habitants de Londres et de Paris ont vu des grands singes, ils ont été choqués, dégoûtés même. Dégoûtés en voyant un orang-outan ? Ça n’est possible que si on a de soi une idée qui exclut l’animal. Sinon, on voit un orang-outan et on se dit : si ça, c’est un animal, alors peut-être que moi aussi je suis un animal. Aujourd’hui, bien sûr, c’est différent. Les gens se sont habitués à l’idée qu’ils sont des grands singes et à se voir eux-mêmes comme des animaux. Jusqu’à un certain point, en tout cas, en dehors des départements de philosophie.